Christine (Kiki) Nesbitt

Après une longue carrière qui l’a amené à toucher à plusieurs aspects de la production de spectacle – assistance à la mise en scène, conception d’éclairage et production exécutive, notamment pour le Cirque du Soleil – Kiki Nesbitt a fondé l’agence artistique rouge2, dédiée au soutien et à l’accompagnement d’artistes et de créateurs tout au long de leur carrière. Entrevue réalisée en février 2012.
Vous avez fondé rouge2 il y a trois ans. Pourriez-vous nous en parler ?
C’est un projet auquel je pensais depuis fort longtemps. Je m’étais toujours dit que, plus tard, lorsque j’aurais plus d’expérience, j’aimerais partager mes connaissances et aider les créateurs et les artistes. Après avoir livré, en tant que producteur exécutif, le spectacle Delirium du Cirque du Soleil, j’ai décidé qu’il était temps de me lancer. L’agence représente actuellement plus de 25 créateurs et artistes. Elle gère leurs relations contractuelles et d’affaires avec les producteurs et les accompagne dans le développement de leur carrière. Dans les prochaines années, je veux continuer le développement de l’agence tout en la gardant à l’échelle humaine. Je suis constamment à la recherche de gens talentueux et d’expérience ou de jeunes de la relève, finissants des écoles, de toutes les disciplines artistiques.
Est-ce le genre de service que vous auriez aimé avoir lorsque vous étiez en début de carrière ?
C’était moins nécessaire à l’époque (en 1974), car le marché était très petit et il y avait peu de risques. Aujourd’hui, les productions sont internationales, le marché est mondial et très compétitif, il y a beaucoup plus de producteurs, de nombreuses écoles spécialisées, les enjeux financiers et contractuels sont beaucoup plus importants et risqués. Si je sortais d’une école aujourd’hui, comme artiste ou créateur, j’apprécierais que quelqu’un me guide.
Avez-vous toujours été intéressée par le théâtre ?
Petite, je ne connaissais pas le théâtre mais j’ai commencé à faire des spectacles de variétés dans mon sous-sol, à Québec, vers l’âge de 10 ou 11 ans. Avec mes voisins et voisines, on se faisait des costumes, des décors; il y en avait une qui chantait, l’autre qui dansait… donc, ça a commencé tôt !
Qu’est-ce qui vous a amené à l’ÉNT ?
Au secondaire, j’habitais à Montréal et j’avais une amie qui voulait aller à l’École nationale de théâtre. Moi, je ne savais même pas que ça existait une école comme ça, je trouvais ça intriguant, alors je l’ai accompagnée pour chercher son formulaire. J’avais 17 ans et j’étais dans ma dernière année du secondaire – traverser la ville était toute une expédition! En regardant la documentation, j’ai vu qu’il y avait un cours de production et j’ai trouvé ça intéressant. J’ai donc rapporté un formulaire à la maison et je l’ai rempli. Le hic, c’est qu’il fallait avoir le consentement des parents si on était mineur… Alors, le soir même, je l’ai montré à mes parents pour qu’ils me le signent… Vous comprendrez que mon père n’a rien voulu savoir. « On en reparlera dans deux ans après ton cégep », qu’il m’a dit. En 1972, DEC en main, j’ai déposé une demande à l’ÉNT et j’ai été choisie. J’étais super excitée.
Si vous n’étiez pas allée à l’ÉNT, qu’auriez-vous fait ?
Aucune idée ! Je ne voulais rien faire d’autre. J’étais vraiment attirée par tout ce qui se passait sur et derrière la scène. Même aujourd’hui, si je me pose la question, je ne ferais rien d’autre. Par ailleurs, je ne me vois pas comme quelqu’un qui prendra sa retraite prochainement. Et l’avantage de ma carrière actuelle, c’est que je vais pouvoir travailler encore pendant bien longtemps et de n’importe où.
Parlez-nous de vos années à l’École.
Pendant mes deux années à l’École, j’ai eu beaucoup de plaisir à apprendre. Je n’ai jamais aimé les cours didactiques, j’ai toujours préféré mettre la main à la pâte. Et c’est ça que l’École m’offrait. En plus, elle me donnait des outils incroyables. La bibliothèque était magnifique; nos enseignants étaient exceptionnels; le Monument-National était un terrain de jeu unique. Moi, ça m’a vraiment ouvert les yeux sur tout. Une des grandes forces de l’École, hier comme aujourd’hui, c’est que les professeurs sont des gens du milieu et donc susceptibles d’engager les finissants à l’issue de la formation. Nous n’étions que quatre dans ma classe et nous avions des professeurs extraordinaires. En plus de me transmettre leur passion du métier, ils m’ont guidée dans mes premiers projets. Avant d’arriver à l’École, je ne connaissais rien à la littérature québécoise; j’avais fait mes études secondaires et collégiales en anglais. C’est à L’École que j’ai découvert des auteurs, participé à la création de pièces inédites. C’est un lieu qui permet d’être curieux et d’apprendre, sans cesse… J’ai trouvé ça fascinant et enrichissant.
Que retenez-vous de ces années ?
Je suis sortie de l’École avec une boîte à outils incroyablement pleine, autant par les contacts que j’y ai fait que par l’apprentissage du métier et les connaissances culturelles que j’y ai acquises. On se frotte à la réalité : les conditions de travail, les horaires, l’ambigüité, les égos, le plaisir et les défis. On apprend de nos erreurs, ce qui est bien, et aussi, le plus important selon moi, l’on apprend le travail en équipe.
Quels sont les profs qui vous ont marquée particulièrement ?
Tous, mais plus particulièrement Jean-Pierre Ronfard, par sa passion, sa simplicité, sa joie de vivre et sa créativité débordante; Michèle Rossignol, femme de tête; André Pagé par sa sensibilité; Jacques Languirand, philosophe; François Barbeau par son incomparable talent et sa sensibilité artistique; José Descombes pour sa rigueur et sa patience à notre égard; et tellement d’autres…
Qu’avez-vous appris à l’École qui vous a influencé tout au long de votre parcours ?
À toujours garder l’esprit ouvert… tous les professeurs et les gens qui nous encadraient étaient incroyablement curieux et talentueux. Ils nous rappelaient qu’il fallait toujours garder notre esprit, nos yeux et nos oreilles ouverts, être attentifs et observer tout ce qui se passe autour de nous pour s’en imprégner, pour apprendre et pour créer.
Quel fut votre premier emploi après l’École ?
Accessoiriste au Théâtre du Rideau Vert. J’aimais beaucoup fabriquer des accessoires, mais ce que je voulais vraiment faire, c’était l’assistance à la mise en scène et la régie. Je me disais que je serais bien placée si un poste en régie s’ouvrait. Au bout d’un an environ, ce fut le cas et j’ai pu réaliser ce premier rêve.
Au Rideau Vert, on travaillait sept jours par semaine, parce qu’il y avait des spectacles pour enfants (un de marionnettes et un de théâtre), des spectacles pour adultes et la prochaine pièce en répétition. Nous avions beaucoup de plaisir, mais on travaillait beaucoup. Après trois ans j’ai eu besoin de vacances pour me ressourcer. J’ai fait un long voyage à la découverte de l’Europe. À mon retour, j’avais décidé de changer de carrière. Je me suis inscrite au Collège LaSalle en design de mode et j’ai été acceptée. Mais c’est à ce moment-là que le destin est intervenu !
Jean-Pierre Ronfard m’a téléphonée pour me demander si je voulais être son assistante à la mise en scène pour la pièce Ha ha ! de Réjean Ducharme, au TNM. Je l’avais tellement admiré pendant ma formation à l’École que l’idée de travailler avec lui me semblait extraordinaire. C’est la seule fois que j’ai essayé d’aller voir ailleurs…
Et après ça ?
Pendant 10 ans, j’ai fait de l’assistance et de la régie pour le théâtre puis, pour des évènements d’envergure, des festivals, des spectacles de variétés, des parades et pour la télé. J’ai fait à peu près tout ce qui pouvait se faire en régie, de la création de pièces inédites à la messe du Pape Jean-Paul II.
Durant les années 80, après la naissance de ma fille Émilie, pour avoir un horaire plus adapté à la vie de famille, je me suis dirigée vers la direction de production et la conception d’éclairages pour le théâtre, les spectacles, les évènements, les musées et les expositions. J’ai également été co-fondatrice de la compagnie de théâtre Medium médium avec Yves Desgagnés (Interprétation, 1978), René Gingras (ecriture-dramatique, 1978) et Louise Roy. Deux des spectacles que nous avons produits ont remporté des prix prestigieux. En 1988, en tant que producteur délégué au Festival Juste pour Rire, j’ai structuré la production du festival dans la rue. C’était un défi de taille et j’ai toujours aimé les projets impossibles ! Mais après cinq ans, tout roulait bien alors je me suis dit qu’il fallait que je me trouve d’autres défis.
C’est à ce moment-là que vous êtes allée travailler au Cirque du Soleil ?
Oui. Une amie m’a contactée pour me dire qu’on cherchait un directeur de production pour le spectacle Alégria. Pour moi, le Cirque a été une expérience extraordinaire; ça m’a permis de voyager, de connaitre et de travailler avec du monde de partout sur la planète, tels que Franco Dragone, Robert Lepage, Gilles Ste-Croix, David Rockwell, Walt Disney Entertainment, Fuji Télévision, Apple Corps, Live Nation, MGM, et de travailler avec des créateurs issus de l’École, notamment Michel Lemieux (Production, 1979), Stéphane Roy (Scénographie, 1988), Dominique Lemieux (Scénographie, 1986) ou Michel Crête (Scénographie, 1984). Après Alégria, j’ai travaillé au service de la production à structurer le département et les ateliers, à la direction de production des spectacles Saltimbanco et La Nouba, puis au développement de nouveaux projets, entre autres O, Love et KÀ et finalement comme producteur exécutif sur Délirium aux côtés de Michel Lemieux et Victor Pilon, deux êtres absolument extraordinaires.
Comment avez-vous vécu votre toute première « première » au Cirque du Soleil ?
C’était incroyable ! Je tenais à être assise dans la salle, entourée des spectateurs. Alégria était un spectacle avec de nouvelles technologies et beaucoup d’artistes enfants. La majorité des artistes sur scène étaient des athlètes olympiques qui, malgré leur expertise, n’avaient jamais joué sur une scène, en costume, devant un public. J’avais une peur bleue pour eux mais ils ont été géniaux et les enfants absolument étonnants. À la fin du spectacle, c’était un soulagement sans nom et une grande une fierté pour toute l’équipe !
Quels conseils donneriez-vous à des étudiants qui se dirigent vers une carrière en production ?
Persévérez ! Il faut toujours essayer de voir plus loin. Les heures sont longues et les défis ne manquent pas, mais quand on aime ça – et il faut vraiment aimer ça – ce sera toujours enrichissant. Je dirais aussi qu’il faut avoir une bonne santé, aimer travailler en équipe et être capable de mettre de l’eau dans son vin; car en production, il faut souvent en mettre un petit peu plus souvent !
Si j’avais su à l’époque ce que je sais maintenant…
Je ferais exactement la même chose !