Michèle Magny

Michèle Magny (Interprétation, 1966) est comédienne, metteure en scène et auteure dont la carrière remarquable s’échelonne sur près de cinquante ans. Elle a joué sur la plupart des scènes de Montréal et en tournée au Québec dans des pièces de répertoire et de création. Au Théâtre du Nouveau Monde, notons sa participation comme comédienne à la pièce-événement, _Les fées ont soif de Denise Boucher, à Bonjour, là, bonjour de Michel Tremblay, à la création de La charge de l’orignal épormyable de Claude Gauvreau. Elle a également joué à Paris et en tournée en France. Elle a signé de nombreuses mises en scène et a écrit sa première pièce de théâtre, Marina, le dernier rose aux joues, en 2004, qui fut également jouée en France.
Elle a longtemps été professeure de texte dans le programme d’Interprétation à l’ÉNT._
Entrevue réalisée le 15 décembre 2010.
Qu’est-ce qui vous a poussée à devenir comédienne ?
Au départ, je ne me destinais pas vers une carrière au théâtre : je voulais faire des études universitaires en littérature. J’étais une grande lectrice : ça a commencé avec les vieux livres de ma mère de La Comtesse de Ségur quand j’étais toute petite, dont Pauvre Blaise que j’ai tant aimé, jusqu’à Simone de Beauvoir, Sartre et Camus quand j’étais adolescente… Je me cachais pour les lire parce que c’était des livres à l’index à l’époque ! J’avais une amie qui a eue une grande influence sur moi. Son père était journaliste, et elle me disait, « il faut lire ça, il faut lire ça »…et nous allions sur la montagne pour nous parler de nos lectures. Donc, j’avais cette curiosité pour la littérature mais pas (encore) pour le théâtre. Ce n’est pas facile de lire du théâtre quand on est jeune !
Je suis la deuxième d’une famille de sept enfants. Nous étions les voisins de Jean Gascon qui lui aussi avait une grosse famille. Il venait de fonder le Théâtre du Nouveau Monde en 1951. L’hiver, lors des tempêtes de neige, Jean venait parfois nous reconduire à l’école car j’allais au couvent avec ses filles. C’est par lui que j’ai commencé à entendre parler de théâtre. J’aimais sa voix grave et sa façon de parler. Après mes études classiques, j’ai décidé de couper avec Outremont et ma famille; je voulais aller voir ce que c’était la vrai vie…et pour moi la vraie vie ça se passait dans l’est de Montréal! Ça été un geste déterminant qui a décidé de mon destin.
Un nouveau collège venait de s’ouvrir, le Collège Valéry, sur la rue Papineau, qui n’existe plus maintenant. J’ai décidé de faire mon entrée là-bas mais ma mère n’était pas contente du tout! Mais c’est moi qui avais décidé, j’avais 18 ans et mon destin a changé là, ça été déterminant.
Parlez-nous de ces années formatrices.
À ce collège, j’ai fait la rencontre de plein de gens qui voulaient faire la même chose que moi, c’est-à-dire se couper de leur milieu, faire un changement. Je me suis retrouvée dans la classe de Sophie Clément et de Francine Racette ! Elles aussi avaient décidé de s’émanciper de leurs familles. L’une venait de Rivières-des-Prairies, l’autre de Joliette. Enfin, je voyageais un peu à l’intérieur de Montréal! On est devenue amies. Elles me parlaient de leur rêve de théâtre, et moi, je voulais écrire. Je leur disais, « je vais écrire des pièces pour vous ». On allait en face, au Parc Lafontaine, et on rêvait – Francine, Sophie et moi. Elles, de théâtre, et moi, d’écriture. Je ne pensais toujours pas être comédienne.
On jouait aux beatniks en s’habillant en noir et en allant dans la cave noire du El Cortijo sur la rue Clark, ou de la Paloma. On a rencontré des Espagnols en exil à cause de Franco et la bohême québécoise, des peintres en particulier, qui rêvaient de changer le monde, et nous aussi d’ailleurs ! Et puis, Sophie et moi avons décidé de fonder un journal. Ça nous a permis de sécher des cours et d’aller au cinéma pour en faire des critiques, avec l’accord des directrices du collège qui nous encourageaient. Ça été la vraie émancipation ! Ce qui a été déterminant pour moi a été ma décision d’aller interviewer Jean Gascon pour le journal du Collège qu’on avait appelé l’Escale. Ce fut ma toute première entrevue. Il venait de fonder l’École qui était située sur la rue de la Montagne. Et là, ô surprise, je vois des garçons et des filles se promener pieds nus en collants noirs dans les couloirs de l’École en toute liberté – j’étais très impressionnée !
Après l’entrevue, Jean Gascon m’a encouragée à venir à l’ÉNT. Il m’a conseillé de suivre des cours privés pour préparer mon audition avec Marcel Sabourin, qui était tout jeune, et qui donnait des cours privés en haut du cinéma de l’Orpheum sur la rue Ste-Catherine, à côté du magasin La Baie. Donc, Sophie, Francine et moi nous nous sommes retrouvées à suivre les cours de Marcel Sabourin. Et qui avait aussi pris la décision de suivre ses cours ? Mouffe ! Marcel est devenu notre maître, et nous avons tous été acceptés à l’École. Sophie Clément d’abord. L’année suivante, Francine Racette, Mouffe et moi nous sommes tous présentés ensemble et nous avons tous été acceptés à l’École. Marcel s’est alors retrouvé sans élèves ! Il a fermé son atelier en haut de l’Orpheum rue Ste-Catherine, et est venu enseigner à l’École !
Quels sont vos souvenirs de l’École ?
Travail, travail, bonheur, larmes, découragement, découvertes, travail encore et bonheur! J’aimais l’enseignement de l’École qui me semblait près de l’Actor’s studio, qu’on admirait tous, et des préceptes de Stanislavski. On se sentait comblés dans cette école, on ne voulait pas être ailleurs. Et de côtoyer la culture anglaise m’importait aussi beaucoup. Mon père lisait les magazines de langue anglaise qu’il laissait traîner à la maison. C’est comme ça que j’ai appris l’anglais. Je l’en remercie, parce que ça a fait de moi quelqu’un de bilingue. Ce fut un atout de pouvoir lire en anglais très rapidement. Ça m’a ouvert des horizons extraordinaires !
Et, à l’inverse, à l’École, les Anglais apprenaient aussi des Français, parce qu’à cette époque nous avions de nombreux cours ensemble; en fait presque tous les cours, sauf l’interprétation et le cours de textes. Même les cours d’improvisations se donnaient dans les deux langues, mais au bout d’un certain temps, c’était devenu vraiment problématique quand on devait dialoguer ensemble. Souvent les Français prenaient le parti de faire du Marcel Marceau sans paroles ! Une camarade de ma classe qui jouait toujours les muettes parce qu’elle ne parlait pas l’anglais s’est aventurée cette fois-là à parler anglais alors que nous improvisions des rescapés sur une île déserte. En se frottant les bras, elle a dit « Oh, it is frette here ». On avait beau avoir quelques notions en concentration, les improvisations devenaient de vrais grands moments de décrochages et de rigolades entre nous ! Au bout d’un certain temps, la direction a décidé de séparer aussi les Anglais des Français pour les cours d’improvisation.
Dans ma classe, nous n’étions que quatre filles et deux garçons. Robert Charlebois, le plus indiscipliné, jouait des tours tout le temps et dès qu’il voyait un piano, il s’asseyait et jouait. En fait, il disait qu’il était à l’école pour apprendre à se discipliner. L’École était située aux trois derniers étages de l’Édifice Le Royer, boulevard St-Laurent. Le chauffage ne fonctionnait pas bien, c’était sale, et il y avait un tout petit ascenseur que nous avions toujours peur de prendre. Mais c’était le bonheur total ! Nous mangions dans la cantine, en bas, une nourriture terrible. Nous étions vraiment, vraiment pauvres… mais nous étions heureux. Pour ma part, j’habitais toujours à la maison (ce n’était pas facile…nous étions quatre sœurs dans la même chambre !) mais nous avions une très grande véranda en arrière et, au printemps, ma classe venait souvent répéter là.
Nos professeurs étaient tous remarquables et on les aimait énormément. Nous nous sentions privilégiés d’être à l’École et, comme des éponges, nous absorbions tout ce qu’ils avaient à nous transmettre. Nous sentions que nous étions au début de quelque chose d’important, et nous nous trouvions gâtés et chanceux Nous sentions aussi une forte responsabilité à faire fructifier leur enseignement.
Et l’été, toute l’École déménageait à Stratford ?
Stratford, c’est un pan de l’histoire de l’École. L’émerveillement de découvrir Shakespeare, de répéter dehors, de voir des acteurs du Théâtre du Nouveau Monde qui avaient été invités à venir jouer et, le plus extraordinaire, de voir Denise Pelletier jouer sur le Festival Stage ! Nous partions pour Stratford en autobus. C’était inouï ! On nous amenait en autobus et on nous laissait comme ça dans la ville. « Débrouillez-vous pour vous trouver un logement », nous disait-on ! Nous habitions dans des tentes, au début, puis nous allions cogner aux portes pour louer une chambre. Il fallait se débrouiller; ça nous coûtait environ 200 $ pour l’été. Mais c’était le bonheur !
Nos cours se donnaient dans une école secondaire, il y avait un grand espace vert à l’arrière avec beaucoup d’arbres, et nous travaillions souvent dehors. Tous les professeurs déménageaient aussi à Stratford. Jean-Pierre Ronfard vivait là avec ses enfants. Nous, les élèves, on allait les garder tour à tour. J’ai ainsi gardé Alice Ronfard. Il y avait Moussia (Marie Cardinal), sa femme, André Muller, Gaétan Labrèche, Marcel Sabourin (qui nous faisait mourir de rire), sans oublier la grande et merveilleuse Eleanor Stewart, notre professeure de voix, Gabriel Charpentier et James de B. Domville (que nous aimions beaucoup) – c’était extraordinaire.
Et la grande aventure au Lac Huron, à la Baie Georgienne ?!
Quels beaux souvenirs ! On y allait en auto on dormait à la belle étoile sur la plage. C’était les sixties, l’époque bohème…. Charlebois apportait sa guitare et il nous chantait ses chansons. Louise Forestier (Interprétation, 1966) était là aussi et ils chantaient ensemble; en fait c’est à Stratford qu’est né le show de chant !
Un autre très beau souvenir a été celui de voir arriver la somptueuse Denise Pelletier avec sa suite (c’est-à-dire son mari, son fils, ses amis, etc.) quand nous allions nous baigner au bord du lac Huron. Elle jouait à Stratford cet été là. Nous avions si peu à manger. Elle ouvrait ses paniers de pique-nique, installait ses tables avec nappes et belles vaisselles et nous lançait, « venez, venez mes enfants »… et nous mangions à la table de cette grande dame, sur le bord du Lac Huron. J’allais me baigner avec elle et elle me racontait ses histoires d’amour.
Quel fut votre parcours après l’ÉNT ?
Francine Racette et moi avons obtenu des bourses et sommes parties pour Paris. Elle était partie avant moi car je jouais le rôle de l’ange gardien dans Le soulier de satin, de Paul Claudel, mis en scène par Jean-Louis Roux, au TNM – mon premier rôle en sortant de l’École. Je jouais avec Monique Miller et Albert Millaire… nous étions 80 sur scène…. je trouvais que j’avais une grande chance d’être parmi eux. Francine est revenue me chercher, mais juste avant de partir, j’ai rencontré Jacques Gagné et je suis tombée amoureuse…Je suis quand même partie pour Paris. Francine et moi partagions un petit appartement et nous travaillions, nous suivions nos rêves. Finalement, l’amour l’a emporté sur une carrière à Paris, et je suis revenue à Montréal pour rejoindre mon amoureux et, encore une fois, ce fut le coup du destin. Je n’ai jamais regretté. J’ai eu deux merveilleux garçons, j’ai fait ma carrière, j’ai enseigné, j’ai eu une vie remplie. Francine de son côté est restée à Paris et y a fait carrière. Elle a trois merveilleux garçons et vit maintenant aux États-Unis.
Comment avez-vous concilié votre carrière et votre vie de famille ?
Ce n’est pas toujours facile, mais on y arrive ! Mon modèle était Hélène Loiselle qui a eu plusieurs enfants et une grande carrière. Je lui demandais conseil et elle me rassurait. On doit trouver le moyen ! Aujourd’hui, mon fils aîné travaille pour Google à Boston comme ingénieur, et le cadet est professeur d’études classiques à Cambridge, en Angleterre. À eux aussi je leur ai dit, si vous étudiez, le monde vous appartient. Ils m’ont cru !
Y-a-t-il un rôle que vous auriez aimé jouer ?
Je n’ai pas de regrets, j’ai été très chanceuse dans mes rôles. J’ai participé à de nombreuses pièces de répertoires et création comme comédienne, notamment Les Fées on soif, de Denise Boucher, au TNM (ça été épique !); La charge de l’orignal épormyable de Claude Gauvreau, au TNM (ça a été épormyable !); Bonjour là bonjour de Tremblay, toujours au TNM; Quatre à Quatre de Garneau, en tournée à Paris et en France. Comme metteure en scène, j’ai monté La reprise de Claude Gauvreau, au Théâtre d’aujourd’hui (1994); Le pain dur de Claudel, au Rideau Vert (1991); Fool for Love de Sam Shepard, au Quat-Sous (1987); Anaïs dans la queue de la comète de Jovette Marchessault (1985). J’ai travaillé avec des comédiens et comédiennes extraordinaires de talent, de générosité et d’humanité, j’ai été dirigée par des metteurs en scène sensibles, visionnaires et allumés; j’ai participé à des œuvres controversées qu’on a dû défendre. Ça devenait du sport ! J’ai écrit des textes, joué sur les grandes scènes d’ici et d’ailleurs, et j’ai participé à l’éclosion d’œuvres nouvelles. Je me sens comblée.
Mais j’aurais voulu jouer les reines !!! En fait, j’aurais aimé jouer Shakespeare, en langue anglaise – et toucher au tragique d’ici en jouant plus de Tremblay.
Quels ont été vos rôles préférés ?
Je crois que se sont les rôles de Tchekhov, Pirandello et de Tremblay… des personnages complexes, tragiques, tourmentés mais totalement dans la vie.
Parlez-nous de vos années d’enseignement à l’ÉNT.
Une grande passion ! J’ai du interrompre ma carrière de comédienne pour des raisons de santé et alors j’ai mis toute mon énergie dans l’enseignement. C’était une très grande joie de revenir à l’École pour enseigner. L’ÉNT, c’est le bonheur, une bouffée d’air frais, de création, de rencontres merveilleuses. J’ai été professeure de texte à l’École. Il y en a eu seulement trois : Jean-Louis Millette, moi, et maintenant Guy Nadon (Interprétation, 1974)… c’est une belle continuité !
Finissez cette phrase : Si j’avais su à l’époque ce que je sais aujourd’hui…
… je n’aurais rien changé. Je ferais exactement la même chose, mais avec un peu plus de méditation !